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Les paradoxes de l'autodétermination (Gilles Brandibas, docteur en psychopathologie, formateur à l'ACTIF)

 (Inspiré du Webinaire UNAPEI du 18 février 2020)

Introduction

Très actuelle, à la mode, enjeu politique, l’auto-détermination n’en finit pas de susciter moultes débats et de générer nombre d’offres de formation et de montées en compétences. Nouveau drapeau, après celui de l’autonomie, des hérauts défendeurs des vulnérables et pourfendeurs des thuriféraires de l’institution infantilisante, elle est source d’espoirs dans ce projet maintes fois déçu, celui d’instaurer / de restaurer la dignité de chacun.

Après avoir tenté de protéger les braves gens des « fous » ou des « demeurés », après les avoir mieux considérés, pourtant assignés à demeure, en les qualifiant autrement (retardés puis déficients), il est question aujourd’hui de leur restituer la place qui est la leur, parmi les autres et dans la société.

Pour y parvenir, il est évident que nous ne pouvons pas nous contenter de les adapter à leur environnement (au risque de les formater), ni même d’adapter l’environnement (au risque de ne plus les respecter en tant que sujet en capacité) à une plus grande hétérogénéité de ses membres.

Pour y parvenir, il est évident que nous devons créer les conditions à ce qu’ils déterminent par eux-mêmes ce qu’il en est.

Comment s’y prendre ?

Comment s’y prendre quand choisir n’a été pour certains qu’une rare exception, quelques occasions glanées entre deux manifestations comportementales plus agressives plus souvent interprétées comme troubles que comme l’affirmation impatiente d’un difficile à dire.

Comment s’y prendre dans une société dopée à l’économie comportementale et dans laquelle le choix pour ses citoyens n’est plus qu’illusion et le fruit de douces manipulations (Ariely, 2016).

Peut-être en nourrissant par le sens un concept qui risque, comme tant d’autres, par finir de sonner creux à force d’être phagocyté par le discours de l’insignifiance (de Gaulejac, 2005).

Des définitions, des modèles, des temps de réflexion sont amorcés dans cette finalité (Brandibas, 2021; Lachapelle, 2021).

Réjouissons-nous-en.

Ajoutons-y quelques bribes.

Celles que nous proposons ici relèvent du risque de paradoxes (Brandibas & Mazarin, 2014) qui émergent fréquemment dès lors qu’une évolution arrive sans avoir au préalable fait le bilan du passé.

Ces paradoxes, ces risques de paradoxes, sont au nombre de 4 :

-          Le paradoxe de l’autonomie ;

-          Le paradoxe de la responsabilité ;

-          Le paradoxe de l’évaluation / de la performance ;

-          Le paradoxe normatif.

Des évolutions

Nous avons tous assisté ces dernières années à un véritable changements de lexique dans nos institutions, devenues entre-temps des établissements et services, bientôt des ESSMS (pour en oublier le sens ?) ou encore des plateformes[1]. Ce changement était en partie nécessaire, le retardés devenus handicapés puis personnes en situations de handicap. Le projet est noble et de bonne intention, celui de ne pas stigmatiser, de respecter, de reconnaître un sujet singulier dans sa globalité, si possible au centre du dispositif.

De ce projet, a également émergé l’idée d’une certaine autonomie, qui a longtemps été confondue avec l’indépendance, tant elle a été réduite à la capacité de faire seule, oubliant même son étymologie qui renvoie au droit de fonctionner selon ses propres lois.

De ce projet, également, est née l’idée d’une désinstitutionalisation, qui consistait à sortir tout le monde des institutions devenues indésirables et maltraitantes, la « désins » du modèle québécois (Julien-Gauthier et al., 2021) étant prise comme preuve de notre retard. Plus récemment, est venue une idée moins abrupte, fondée sur les mêmes valeurs d’inclusion, sans doute plus gauloise dans son procédé, celle d’une transition inclusive, processus par lequel nombre de places en institution vont se transformer en places dans la société (Ameri et al., 2021).

Dans ces mouvements institutionnels, législatifs, praxéologiques, et enfin lexicaux, est apparue progressivement une notion, venue délimiter et conceptualiser plus rigoureusement l’objectif d’autonomie, celle de l’auto-détermination (Lachapelle et al., 2010; Wehmeyer, 2021; Wehmeyer & Abery, 2013).

En Amérique du Nord, et en Europe, elle était née de travaux et de pratiques portant sur la normalisation puis sur la valorisation des rôles sociaux. Développée selon plusieurs modélisations, l’autodétermination est présentée comme le nouvel étendard, mais nous lui pressentons déjà un risque, celui d’un écart entre la richesse des théories qui la nourrissent, et la manière dont elle est transmise, lui faisant perdre le sens et les nuances dont elle a besoin. Pour cela, formateurs, chercheurs, praticiens, nous aurons à nous entendre, débattre, échanger.

Pour y parvenir, peut-être pouvons-nous interroger le sens de ce que nous pouvons y mettre.

Partons d’une définition, qui n’est pas la seule mais peut-être la plus courante :

« Habiletés et aptitudes, chez une personne, lui permettant d’agir directement sur sa vie en effectuant librement des choix non influencés par des agents externes indus », Wehmeyer, traduction libre de Lachapelle & Boisvert, 1999).

Cette première définition nous montre comment l’auto-détermination repose à la fois sur des capacités (habiletés et aptitudes) et sur la possibilité de faire des choix sans pour autant être influencé.

Mais que suppose de soutenir une personne dans le développement de ses capacités, lui permettant de faire ses propres choix en considérant les contraintes de son environnement, sans pour autant l’influencer d’une quelconque manière ?

Cela suppose d’en prendre le risque, de prendre en considération la personne, en se défaisant se stéréotypes, de principes normatifs qui nous pourtant été inculqués, présentés comme nécessaires, c’est aussi assumer que cela puisse se passer différemment, c’est aussi changer sa grille de lecture, passer d’une grille échec/ réussite à une grille tentative / apprentissage.   

 

Les paradoxes de l’auto-détermination

 

Le premier paradoxe que nous proposons est celui de l’autonomie. Auto-détermination et autonomie ne se confondent pas, même si les deux notions sont proches. Disons que l’autonomie repose sur des choix et la possibilité de les faire, tandis que l’auto-détermination, outre les choix, concerne également l’autorégulation, le sentiment d’être en capacité de contrôler sa vie, et enfin le sentiment de s’épanouir.

Figure 1 : le paradoxe de l'autonomie

Sur cette première figure, nous partons des principes liés à l’autonomie : faire ses choix et les tester, autrement dit prendre le risque. Or, nous vivons depuis plusieurs années une ère de ce que Deleuze appelait la société du contrôle, faite de contraintes multiples, de protocolisation, entravant chez les professionnels toute velléité créative, entraînant la prolétarisation de nos professions (Gori, 2022). Ces éléments entrainent des modèles d’objet, autrement dit des modèles préconçus de ce que doit être l’humain, du comment il se doit de fonctionner, et que nous reprendrons dans le paradoxe normatif.

Le paradoxe de l’autonomie consiste donc en l’excès de ce contexte qui viendrait entraver l’autonomie : comment choisir sans avoir véritablement le choix ? Comme risquer dans une société du risque zéro ? Comment être soi-même quand on vous demande d’être comme les autres ?

 

 

Figure 2 : le paradoxe de la responsabilité

Second paradoxe, celui de la responsabilité. S’auto-déterminer suppose de fait d’être responsable. Si tant est que nous ne nous méprenons pas sur ce qu’est la responsabilité. Être responsable suppose de pouvoir répondre de ce que l’on fait, s’en expliquer à qui de droit. Or nous assistons parfois, disons de plus en plus souvent, à la confusion entre responsabilité et sentiment de culpabilité. D’une dimension objective de l’acte, nous restons parfois emprisonnés dans sa dimension subjective, notamment, de notre point de vue, parce que la responsabilité individuelle est systématiquement convoquée en lui retirant ce qui la nuance, la responsabilité partagée. De cette charge émotionnelle de la responsabilité, nous situons le paradoxe de la responsabilité. Imaginons simplement un professionnel chargé de l’accompagnement d’une personne et désirant favoriser son auto-détermination. Comment assumer le risque du choix, de se tromper, dans un contexte déresponsabilisant (par les protocoles déjà cités) ou plus fréquemment sur-responsabilisant, cela paraît délicat.

Figure 3 : le paradoxe de l’évaluation

Troisième paradoxe, celui de l’évaluation. Évaluer signifie mettre en exergue la valeur, mettre en lien pour rendre compte le mieux possible de ce que nous comprenons du réel. Or le contexte de l’évaluation tel qu’il risque de se présenter, si ce n’est déjà fait, est le contexte d’une évaluation basée quasi exclusivement sur la valeur marchande, sur la réduction des coûts et la performance. La performance est de notre point de vue rédhibitoire dès lors que nous parlons d’accompagnement. Évaluer une performance financière sous couvert d’évaluer la qualité d’une prestation peut également se discuter. Mais comment évaluer sereinement, objectivement, ce qui relève réellement de l’auto-détermination (le choix des personnes et son accomplissement) dans un contexte où l’évaluation tient lieu de mise en conformité ? Comment ne pas s’enferrer dans le faire-pareil quand il s’agit de d’adapter à des singularités ?

Figure 4 : le paradoxe de la norme

Quatrième paradoxe, celui de la norme. Forcément relié aux autres, il part du principe sous-jacent à l’autodétermination, celui de pouvoir être soi-même, de mieux se connaître et de se découvrir, sans subir les foudres d’une bien-pensance normalisatrice. Or, là aussi, le contexte évolue et risque de nous entraîner vers des paysages dystopiques. Nous avions déjà évoqué le risque du modèle d’objet (Brandibas, 2005), stéréotype préconçu de ce que doit être l’autre, et nous ne sommes pas les seuls à nous inquiéter de cette dérive de la définition de l’être (Benasayag, 2018; Gori, 2011; Labouret, 2012; Rose, 2018). Cette confusion (Coutanceau & Haymann, 2014; Gori, 2014) entre normalité (s’inscrire dans un cadre donné, dans lequel la singularité d’une existence a la possibilité de s’exprimer) et normativité (correspondre de manière plaquée à des attendus figés dans des grilles normatives[2] ne risque-t-elle pas d’entraîner une injonction paradoxale, celle d’être soi-même tout en se devant d’être normal ?

Conclusion

Certes, certains des paradoxes présentés ici paraîtront caricaturaux. Mais il ne se veulent pas des généralités, car il est évident que de nombreuses expériences montreront que c’est seulement un risque, par une conséquence systématique. 

Néanmoins, l’actualité est aux nudges, coups de pouce et du faux-semblant de liberté de l’économie comportementale, s’inspirent du principe selon lequel l’individu est rationnel et se doit de fait de fonctionner selon une rationalité déjà anticipée et pensée par ceux qui pensent détenir le savoir ; car la rationalité définie par l’économie comportementale n’envisage qu’une raison, qu’une seule vérité la sienne.

Et c’est oublier, voire dénier, ce qui fonde le désir, y compris son incertitude, sa fluctuation, ses mouvements. Figer le sujet dans une raison qui n’en porte que le nom, c’est l’enfermer dans un fonctionnement mortifère qui lui nie toute forme d’existence (dont l’étymologie, pourtant, est « se situer hors de »), nous rappelant combien il est vital de ne pas y rester.

Être soi, aujourd’hui et demain, voilà le véritable projet de l’auto-détermination, comme support au déploiement des potentialités, potentialités qui ne réfèrent pas uniquement à celle de la production d’un acteur économique. Et c’est sans doute le projet que partagent une grande majorité des professionnels, qui plutôt que de subir dans la souffrance professionnelle l’injonction paradoxale qui se cache derrière chacun de ces paradoxes. Chacun d’entre nous peut faire le choix de saisir l’opportunité de l’auto-détermination, l’opportunité d’évaluer ce que la personne désire et à quoi elle aspire, si elle y parvient, l’opportunité éthique de faire ce que l’on dit, de ne pas faire semblant de faire des choix dans une restriction trop ténue pour être honnête, l’opportunité épistémologique de mieux se connaître pour mieux répondre aux besoins des personnes.

S’auto-déterminer, pour s’autoriser, à nouveau à rêver, à imaginer une participation de chacun qui contribue au bien-être de tous.

Références

Ameri, I., Boutet, M., Brandibas, G., & Tessier, C. (2021). La transition inclusive : Connaissance, action et éthique. Revue de l’Observatoire en Inclusion Sociale, 3(2).

Ariely, D. (2016). C’est (vraiment ?) moi qui décide : Les raisons cachées de nos choix (C. Rosson, Trad.). Flammarion.

Benasayag, M. (2018). Fonctionner ou exister? Éditions Le Pommier.

Brandibas, G. (2005). La construction de l’objet dans la recherche clinique : L’exemple du refus de l’école. L’orientation scolaire et professionnelle, 34(2), 249‑263.

Brandibas, G. (2021, février 18). L’autodétermination dans la transition inclusive : Des paradoxes aux opportunités [Webinaire]. Webinaires de l’UNAPEI – Transition Inclusive et Auto-Détermination.

Brandibas, G., & Mazarin, F. (2014). Le risque des paradoxes. Le Sociographe, 45, 65‑72.

Coutanceau, R., & Haymann, E. (2014). Faut-il être normal ? Parano, mégalo, pervers narcissique, phobique, hystérique, bipolaire, hypocondriaque apprenez à gérer votre personnalité. M. Lafon.

de Gaulejac, V. (2005). La société malade de la gestion : Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. In Economie humaine. Seuil.

Gori, R. (2011). La dignité de penser. Les liens qui libèrent.

Gori, R. (2014). Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? Éd. les Liens qui libèrent.

Gori, R. (2022). La fabrique de nos servitudes. Éditions Les Liens qui libèrent.

Julien-Gauthier, F., Gascon, H., & Jourdan-Ionescu, C. (Éds.). (2021). Pratiques inclusives en déficience intellectuelle. Presses de l’Université du Québec.

Labouret, O. (2012). Le nouvel ordre psychiatrique : Guerre économique et guerre psychologique. érès.

Lachapelle, Y. (2021, février 18). Auto-détermination. Fondements, mesure et accompagnement au changement. Webinaires de l’UNAPEI. Transition inclusive et auto-détermination.

Lachapelle, Y., Lussier-Desrochers, D., & Grégoire, M. (2010). Chapitre 8. Aspects théoriques et pratiques associés à l’émergence de l’autodétermination chez les adolescents. In M.-C. Haelewyck & H. Gascon, Adolescence et retard mental (p. 111). De Boeck Supérieur. doi.org/10.3917/dbu.haele.2010.01.0111

Rose, T. (2018). La tyrannie de la norme (C. Rimoldy, Trad.). Pocket.

Wehmeyer, M. L. (2021). The Future of Positive Psychology and Disability. Frontiers in Psychology, 12, 790506. doi.org/10.3389/fpsyg.2021.790506

Wehmeyer, M. L., & Abery, B. H. (2013). Self-Determination and Choice. Intellectual and Developmental Disabilities, 51(5), 399‑411. doi.org/10.1352/1934-9556-51.5.399

 

 


[1] Qui espérons-le ne seront pas pétrolières, ce qui pourrait nous éviter de toucher le fond….

[2] Toutes les grilles, et surtout leur utilisation, ne le sont pas.

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